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La perspective des parcours de vie est un ambitieux programme de recherche qui séduit un nombre grandissant de chercheurs dans les domaines des sciences sociales et humaines. Cette perspective tente d’organiser la complexité de la vie sociale en tenant compte de la temporalité, du contexte sociohistorique, des contraintes structurelles et des capacités actancielles (agency) des acteurs sociaux en situation d’interdépendance. L’engouement pour l’aspect conceptuel de cette perspective a été plus rarement accompagné par le développement de méthodes appropriées d’enquête qui rend justice aux principes de cette perspective d’analyse. Cette réalité est d’autant plus vraie depuis les tentatives d’adaptation de cette perspective — dans les dernières décennies du xxe siècle et au début du xxie siècle — aux écrits traitant du processus d’individualisation (Beck, 1992 ; Beck, Giddens, et Lash, 1994 ; Martuccelli, 2005). D’une approche originale se développant sous l’hypothèse d’une standardisation des parcours de vie, cette perspective doit maintenant tenir compte de l’imprévisible et de l’hétérogénéité croissante des expériences de vie. Fervent promoteur de cette approche, Paul Bernard s’était, depuis quelques années, impliqué dans un projet utilisant un devis longitudinal et une méthodologie mixte d’enquête, incluant des données relationnelles, traitées par l’approche des réseaux sociaux et d’un ensemble d’approches qualitatives (Carpentier et Bernard, 2011).

Ce projet d’analyse des parcours d’aidants impliqués dans le soutien aux personnes souffrant de maladie chronique s’inscrit, du moins en partie, dans le courant de la sociologie pragmatique de la critique, recentrant l’attention du sociologue sur l’analyse de l’acteur en situation (Boltanski, 2009). Il s’agit notamment de s’éloigner d’une analyse sur le plan vertical au profit d’une approche situant les relations sur un plan horizontal, privilégiant ainsi les analyses en termes de réseaux. Au centre de la démarche empirique se trouve un souci de développer des techniques permettant une meilleure description de la pratique des acteurs, de leurs stratégies relationnelles et de leurs représentations sociales. Les arguments développés par les acteurs, autant ceux faisant référence aux expériences passées qu’aux actions anticipées sont utilisés afin d’alimenter les positions critiques du sociologue.

Dans un premier temps, nous présentons dans cet article quelques repères permettant de situer la perspective des parcours de vie sur le plan historique et conceptuel. À la lumière des écrits sur les processus d’individualisation, nous proposons, par la suite, de jeter un oeil nouveau sur certains principes associés aux parcours de vie au travers du prisme de la sociologie de l’individuation (Martuccelli, 2006). Suivra une présentation des méthodes et techniques permettant la mise en marche d’un programme de recherche pertinent. À ce niveau, des exemples seront tirés d’une étude présentement en cours portant sur des aidants de personnes atteintes de démence de type Alzheimer. Les problématiques associées aux aidants catalysent des enjeux de société de premier plan, notamment les politiques de maintien dans leur milieu de vie des personnes âgées aux prises avec des problèmes de santé chroniques. Il s’agit d’un tournant majeur qu’empruntent nos sociétés, tant du point de vue humain, qu’organisationnel et social. L’engagement des aidants peut s’étendre sur une période de plus de 10 ans — justifiant pleinement l’utilisation de la perspective des parcours de vie — durant laquelle les personnes mobilisées pour les soins auront à faire face à de nombreux défis afin de retarder, sinon éviter, l’institutionnalisation de leurs proches. Les aidants devront solliciter des réseaux de soutien, coordonner diverses ressources d’aide mais surtout, saisir les arguments des autres afin d’établir des terrains d’entente portant sur des considérations liées à la vie quotidienne, au suivi médical et à l’éthique de vie.

Les analyses des trajectoires de soins se distinguent toutefois du modèle traditionnel des parcours de vie qui traite généralement de transitions relativement standardisées (le passage du monde du travail à la retraite, par exemple). Dans notre cas, on est dans un modèle de la crise, fait de transitions se produisant dans des contextes imprévisibles et chaotiques. Les questions centrales qui guident une majorité des recherches sur les parcours de vie restent toutefois les mêmes et concernent la stabilité et le changement : est-ce que les trajectoires de soins sont déjà toutes tracées et peuvent-elles être prédites à partir de quelques repères initiaux ? Sommes-nous en présence d’un nombre relativement limité de trajectoires de soins, fortement institutionnalisées ou, au contraire, faisons-nous face à une pluralité déstandardisée de trajectoires ? Les trajectoires peuvent-elles se décliner à partir de catégories de classes ou de genres ou s’organisent-elles dorénavant autour de nouveaux paramètres ? Nous tenterons, dans cet article, d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions.

Un double objectif est visé dans cet article. D’abord, nous souhaitons présenter un portrait d’ensemble de notre programme de recherche. De notre point de vue, la richesse d’un programme repose souvent sur cet effort de faire évoluer simultanément, dans une démarche cohérente, le cadre théorique, les données de terrain et des méthodes innovantes de recherche. Cette façon de faire nous paraît répondre à un impératif de la recherche en milieu de la santé où le chercheur doit constamment faire le pont entre la théorie et les préoccupations des intervenants en contact avec la clientèle. Deuxièmement, nous voulons faire état de la complexité des parcours de maladie et convaincre de la pertinence de faire appel à une pluralité de modes d’explication. La perspective des parcours de vie, du moins dans sa formulation récente, invite à cette ouverture vers de nombreuses voies d’exploration de l’action sociale. L’identification d’un espace dans lequel pourraient cohabiter simultanément ces différents modes d’explication représente un des défis majeurs que doit relever le chercheur en sciences sociales.

Parcours de vie : quelques repères

Ce sont les sociologues s’intéressant au vieillissement qui donnent à la perspective des parcours de vie ses premières bases conceptuelles (Cain, 1964 ; Clausen, 1972 ; Elder, 1974). Cette perspective innove en mettant l’accent sur les notions de trajectoires et de transitions, tout en insistant sur le fait que la succession des expériences de vie a des conséquences sur la santé ou le bien-vieillir. L’avancement en âge n’est plus alors vu comme un processus immuable, basé principalement sur des repères biologiques, mais plutôt comme une réalité expérientielle impliquant des interactions continuelles entre le corps, la psyché et le monde social. Au coeur de cette approche se trouve un modèle du comportement humain analysant les effets des expériences et du changement personnel sur les conditions de vie et le rapport à la santé. Des trajectoires au dénouement favorable se démarqueraient des parcours marqués par des perturbations en ce qui a trait à la carrière, de la vie familiale ou à l’exposition à des conditions incommodantes (épisodes de maladie, catastrophes naturelles, guerre, exposition à des polluants, etc.).

Ces idées vont rapidement se propager dans divers courants et traditions se réclamant de la perspective des parcours de vie. L’approche institutionnelle, par exemple, va se structurer autour de transitions liées au monde du travail et aux cycles de vie familiaux. Les parcours de vie paraissant alors synchronisés, avec une concordance des buts individuels avec ceux des familles (mariage, arrivée des enfants, etc.) ainsi que des séquences d’activités largement partagées par la collectivité : l’enchaînement formation/activité professionnelle/retraite étant le mieux documenté. Nous sommes aussi en présence d’un État-providence qui étend ses tentacules dans de nombreuses sphères publiques et privées et qui va offrir un système de sécurité et de répartition des ressources favorisant la continuité dans les parcours de vie. Les travaux de l’époque peuvent alors évoluer sous le paradigme d’une standardisation des modes de vie, d’une homogénéisation des parcours de vie (Dannefer et Settersten, 2010).

Il est alors légitime de postuler, sur le plan conceptuel, une convergence institutionnelle dans laquelle les forces sociales et les pratiques culturelles pourront offrir un cadre d’organisation relativement homogène. La personnalité, le système social et la culture sont alors considérés comme intimement imbriqués et les normes d’action se transmettraient de façon harmonieuse à travers les processus de socialisation ; les individus incorporant des rôles spécifiques les conduisant à agir de façon relativement prévisible. Les dynamiques sociales peuvent, dans ce contexte, se refléter dans de grandes catégories sociales — en premier lieu l’appartenance de classe — et le modèle dominant, centré sur la variable, va alors s’imposer dans la majorité des départements universitaires de l’après-guerre. Cette orientation paradigmatique renforce l’idée que la position dans la structure sociale détermine la destinée des personnes.

Progressivement, toutefois, il apparaît que les vies sont moins prédictibles et linéaires qu’initialement considérées et que les événements passés, et même les inégalités, n’ont plus la capacité de prédire avec précision les issues futures. Dans les dernières décennies du xxe siècle, une riche littérature sociologique va décrire dans le détail un mouvement de fond qui ne peut plus être ignoré par les théoriciens des parcours de vie, soit le processus d’individualisation. Il est alors question de changements profonds dans la nature des liens sociaux et moraux qui lient l’individu et la société (Elias, 1991) : on parle de l’entrée dans la seconde modernité (Beck, 1992) ou du mouvement dans l’incertitude (Balandier, 1985). Les individus ne peuvent plus être considérés comme des sujets stables et immuables, mais plutôt comme des identités aux multiples visages et capables de se détourner d’une destinée non souhaitée. L’individu devient le producteur de son réseau relationnel et bénéficie d’une marge de manoeuvre, il fait des choix. Il en résulte une hétérogénéité croissante des expériences de vie. On parle alors de désinstitutionnalisation ou de désynchronisation des parcours de vie. Les périodes de formation ou l’âge de la retraite sont passablement chamboulés, de nouvelles transitions émergent, des rites de passage s’inversent et les vies sont marquées, et ce, plus que jamais, par des réarrangements continuels qui créent des ouvertures vers de multiples possibilités. En bref, les parcours de vie ont tendance à s’individualiser.

Par ailleurs, les expériences et les processus de socialisation sont d’une telle diversité et complexité que les attributs des personnes ne réussissent plus à rendre compte adéquatement des comportements des acteurs en société. Au sein des mêmes catégories sociales se trouve une diversité grandissante des parcours de vie, marqués par l’incertitude et l’ambiguïté. Les capacités d’ajustement des individus s’accroissent et les attentes comportementales liées au genre, ou à d’autres positions sociales, sont remises en cause. En somme, le processus d’individualisation en vient à invalider, sinon considérablement affaiblir, l’analyse des situations de vie au travers des catégories sociales.

Nous présenterons brièvement, dans la prochaine section, certains des principes de base des parcours de vie, particulièrement ceux qui se sont enrichis des écrits portant sur le processus d’individualisation. C’est dans la section suivante que nous répondrons plus particulièrement aux critiques faites à l’approche centrée sur la variable en proposant un programme alternatif de recherche.

Principes distinctifs de la perspective des parcours de vie

Dans une large mesure, la perspective des parcours de vie s’ancre dans les traditions sociologiques qui reconnaissent le caractère interactif et contingent des environnements dans lesquels les individus évoluent. Les acteurs participent à la construction de leur monde et ils ont la capacité de se redéfinir continuellement (Dannefer et Settersten, 2010). De cette position paradigmatique va ressortir une série de principes que nous résumons ici en quatre points.

Le premier principe fait référence au temps. La vie se déroule dans un continuum, selon une suite d’événements et de cumuls d’expériences individuelles et collectives. Les parcours sont enchâssés dans des contextes sociohistoriques, mais aussi constitués de transitions et d’expériences individuelles, tels le mariage ou la retraite. La notion d’ordre (timing) est une clé pour comprendre comment les événements en viennent à façonner les trajectoires. Les effets d’une transition peuvent se révéler très différents selon le moment de leur apparition dans la trajectoire ou dépendamment des événements qui l’ont précédée ou qui vont suivre. Tout enchaînement d’événements laisse des empreintes sur les trajectoires, mais leurs effets varient selon la position dans la structure sociale. Ce qui nous amène au second principe : le fait que les individus sont exposés à divers contextes sociaux et que leurs expériences de vie seront ressenties différemment selon leur position sociale (généralement considérée à travers le genre, l’ethnicité, la classe sociale ou l’âge). Les acteurs vivent dans des communautés structurées par des politiques publiques, des institutions ou des organisations de quartier. Ces différentes forces orientent les trajectoires. Traditionnellement considérées par des indicateurs de position sociogéographique où des caractéristiques organisationnelles, des approches de type réseau viennent ouvrir de nouvelles voies pour ce niveau d’analyse. Par exemple, les quartiers peuvent être caractérisés par leur cohésion sociale et les individus par le capital social qu’ils détiennent. Ces différentes configurations relationnelles permettent de mieux comprendre l’effet des expériences personnelles sur les parcours de vie.

Un troisième principe met en évidence l’interrelation entre les vies (linked lives). Les contextes d’activité ne sont plus nécessairement étanches : la vie professionnelle, la vie familiale, et la vie de loisirs peuvent se superposer. Nous vivons en réseau, à l’intérieur de plusieurs cercles sociaux, et tout changement expérimenté chez une personne a des conséquences sur les autres. La vie des individus est intimement liée aux besoins et aux décisions de ceux qui nous entourent et cette interdépendance augmente l’imprévisibilité. De plus, l’existence des relations sociales ne peut plus, autant qu’avant, être tenue pour acquise : une proportion grandissante de relations demande de continuels négociations et ajustements afin de persister dans le temps. Le processus d’individualisation nous libère des liens d’obligations et donne une plus grande liberté à l’acteur. Ce qui nous conduit au quatrième principe, soit le principe d’autonomie (individual agency). L’individu a la capacité d’agir sur ses conditions de vie et de se libérer de positions sociales désavantageuses. Par ces capacités réflexives, il prend conscience des divers processus qui l’entourent, lui permettant ainsi d’envisager diverses actions afin de se détourner de schèmes préconstruits. Les capacités agentielles seront considérées dans les études macrosociales au travers d’instruments mesurant le volontarisme, la motivation ou les capacités de planifier, mais pour de nombreux auteurs, ce serait plutôt par l’analyse qualitative que ce principe d’agency pourrait être pleinement exploité. Ce type d’analyse permet de mieux cerner les évaluations critiques des acteurs, leurs initiatives et intentions, ou encore les stratégies qu’ils déploient afin de compenser les déficits associés à certaines positions sociales.

Les principes que nous venons de décrire s’enrichissent continuellement des développements théoriques et invitent au renouvellement des orientations de recherche. Nous proposons ici une variante d’un de ces courants novateurs. D’abord, en prenant appui sur les travaux théoriques de Martuccelli (2006), puis en proposant une alternative à la perspective dominante basée sur « un monde social déjà fait », centré sur la variable. Nous décrirons dans les prochaines pages un programme de recherche rendant compte d’un « monde social en train de se faire », centré sur les dynamiques des réseaux. Nous voulons aussi remettre à l’agenda une perspective des parcours de vie davantage construite sur les parcours individuels et révélant davantage les ambiguïtés et l’imprévisibilité qui caractérisent cette seconde modernité. Enfin, nous croyons fécond de s’attarder sur les mécanismes psychosociaux à la base des transformations des trajectoires. La suite du texte sera tournée vers la mise en oeuvre de cette orientation.

Sociologie de l’individuation

Il s’agit d’abord de distinguer les conceptions individualisantes de l’analyse sociale de l’étude de l’individuation. La première appuie son analyse sur les singularités des trajectoires individuelles, mettant à l’avant-plan les notions d’autonomie et d’autodétermination et proposant des explications basées sur les actions conscientes et intéressées des individus. Pour sa part, la sociologie de l’individuation tente de reconnaître simultanément le rôle des grands processus historiques, l’effet des positions sociales et, au travers des biographies, la complexification des aspirations à l’individualité (Martuccelli, 2004). Les trajectoires individuelles se singularisent, certes, mais elles doivent se comprendre dans des contextes historiques, ainsi qu’à l’intérieur d’un système de régulation sociale. Une telle conception trouve des résonances dans la perspective des parcours de vie, bien que des nuances importantes doivent être soulignées.

Tels que conceptualisés par Martuccelli, les modes d’individuation s’appuient sur trois axes. Le premier situe l’analyse sur le plan historique et cherche à rendre compte des vastes courants de société. Avec l’arrivée de la seconde modernité, ces courants se seraient diversifiés et multipliés. Toujours présents sont les événements aux contours relativement précis (période de guerre, crash boursier) auxquels viendrait maintenant se joindre un nombre croissant de phénomènes apparaissant plus diffus, opérant à vitesse variable et ayant des conséquences difficilement prévisibles (désindustrialisation, mouvements d’émancipation, mondialisation, dénationalisation, etc.). Ces grandes transformations sociales ne pourraient plus faire l’objet d’analyse en tant que telle, mais pourraient être davantage perceptibles dans les répercussions qu’elles ont sur les individus. Ce serait à travers l’expérience des individus en situation s’accommodant d’arrangements locaux que de tels changements de société seraient dorénavant plus palpables.

Le second axe fait appel aux structures collectives qui pèsent sur l’individu et qui influencent ses comportements. Avec le modèle de la structure sociale fondé sur la variable qui est progressivement entrée en crise (Dubet et Martuccelli, 1998), Martuccelli propose de cerner des positions structurelles à partir des expériences que les individus construisent autour d’eux. Son regard sur les sociétés industrielles contemporaines le conduit à identifier cinq positions : les dirigeants, les compétitifs, les protégés, les précaires et les exclus. L’appartenance à un de ces groupes donnerait aux individus des capacités différentes de percevoir, d’anticiper ou de réagir aux épreuves qui se présentent à eux. Une telle typologie, révélant des logiques positionnelles, reste toutefois à construire pour la problématique spécifique qui fait l’objet de nos analyses (voir le détail plus loin). Les aidants engagés dans des trajectoires de soins diffèrent, par exemple, en termes d’expérience et de capacité à mobiliser des soutiens et des ressources. L’approche des réseaux sociaux pourrait ici se révéler un outil intéressant afin de déterminer des profils structuraux propres à cette population. Les réseaux ont de tout temps existé mais c’est plus récemment qu’ils apparaissent comme une représentation plus fidèle des sociétés contemporaines basées sur l’égalité et le respect des libertés individuelles.

Un travail minutieux mené par des théoriciens de premier plan a permis d’identifier de nombreuses propriétés structurelles, confirmant que les réseaux et les contextes sociaux agissent comme de réelles forces sur l’individu et en influencent ses comportements (Burt, 1992 ; Granovetter, 1983 ; White, 2008). Par exemple, une position centrale ou périphérique donne à l’acteur un accès différent à l’information ou au contrôle de sous-systèmes ; les réseaux homogènes, pour leur part, ont tendance à harmoniser les points de vue de leurs membres ; les réseaux denses et repliés sur eux-mêmes poussent les acteurs à agir conformément aux attentes du groupe et, à l’opposé, les réseaux ouverts, contenant des liens faibles, favorisent des actions novatrices et la création de nouveaux liens. L’individu est ainsi enchâssé dans des schémas relationnels qui, considérés dans leur dynamique d’ensemble, facilitent ou entravent ses capacités d’action. L’approche des réseaux sociaux permet de passer d’une compréhension du social basé sur l’analyse des interactions entre variables à une autre basée sur l’analyse des interactions entre acteurs, donnant ainsi la possibilité au chercheur de rendre compte aussi bien de l’autonomie de l’acteur que des forces contraignantes qui pèsent sur lui (Callon et Ferrary, 2006).

Enfin, la sociologie de l’individuation s’élabore autour de l’axe des trajectoires individuelles. La trajectoire situe les épreuves du quotidien et permet, lorsqu’observée dans son ensemble, d’identifier les points de passage, les transitions et les ruptures biographiques. La trajectoire est le lieu par excellence de l’analyse du travail subjectif que l’individu fait sur lui-même. C’est sur ce plan que tout prend un sens et que l’acteur organise son monde afin d’y trouver une cohérence identitaire. L’individu réinterprète sans cesse sa vie, donne un sens aux événements hétéroclites de son l’existence, transformant tantôt un passage pénible de sa vie en expérience enrichissante avant de le réinterpréter, plus tard, comme l’origine de tous ses malheurs. Ce travail de réinterprétation se fait en lien avec les réactions du milieu ou par l’accès à de nouveaux schémas explicatifs (issus de lectures, de reportages-réalités, etc.). C’est dans ce cadre temporel et relationnel que le chercheur peut constater la volonté de l’individu de façonner sa propre vie. Utilisant un cadre de référence construit à partir de son expérience de terrain et de ses lectures, le chercheur devra interpréter les actions sociales comme issues des contingences, des pressions du réseau ou de l’autonomie de l’acteur (ou de leur combinaison). C’est à ce niveau que le processus d’individuation serait le plus perceptible. Il s’agit toutefois pour le chercheur de jauger dans quelle mesure l’individu fabrique sa propre vie, choisit ses relations et vit en fonction des valeurs qu’il respecte.

Les bases d’une étude empirique

La trajectoire individuelle est le point de départ de l’analyse (Boltanski, 2009 ; Martuccelli, 2006). Elle est un lieu unique où il est possible d’observer l’imbrication de la structure relationnelle et les capacités actancielles des acteurs. Il s’agira ici de s’outiller afin de rendre compte des cheminements individuels et collectifs (séquences, bifurcations, etc.), des forces structurelles (pressions exercées par le réseau) et des compétences des acteurs (intentionnalités, capacités de réalisation). Les données devront s’adapter aussi bien à l’analyse de cas individuels qu’à des analyses à des niveaux agrégés. Dans ce dernier cas, la combinaison de multiples trajectoires permet de mieux saisir comment les actions individuelles ont des effets cumulatifs et conduisent à une mobilisation collective. Les grandes lignes de notre stratégie d’analyse sont ici présentées.

La trajectoire de soins

L’entretien à structure biographique fournit la trame de fond sur laquelle l’analyse est fondée. Un guide d’entrevue est utilisé afin de décrire la trajectoire de soins et un intervieweur est formé pour rencontrer les aidants. La richesse du narratif sera toutefois variable, dépendamment de la disposition du répondant lors de la rencontre, de sa perception de la pertinence des thèmes abordés et de son niveau de connivence avec l’intervieweur. Ces considérations sont loin d’être négligeables parce que la qualité des interprétations du chercheur dépendra de l’abondance et de la validité du contenu des histoires de vie. Ces histoires, avec leurs imperfections, réinterprétations, passages subjectifs et contradictions chronologiques, sont le matériau de base du chercheur : la trajectoire sera toujours une construction.

Dans cette perspective, la vie sociale est représentée comme un amalgame de phénomènes qui prendront différentes formes : des espaces d’interaction, des actions concrètes ou des faits. Dans notre langage technique, chacun de ces phénomènes est un événement. La première démarche consiste donc à dégager du narratif les événements et de les agencer de façon séquentielle. En nous inspirant de diverses approches narratives (Abell, 1987 ; Abbott et Tsay, 2000 ; Heise, 1991), nous avons développé un lexique comprenant une centaine d’événements significatifs qui caractérisent les trajectoires de soins. Ces événements sont organisés en séquences linéaires mais aussi parallèles, dans lesquelles d’autres acteurs du réseau peuvent agir de leur côté (tout en étant conscients que l’information donnée par un seul répondant est toujours partielle). Cette modélisation met le chercheur devant un tableau qui forme la trame de vie de l’individu. Des événements contingents apparaissent (épisode de maladie, déménagement d’un voisin, rencontres fortuites, décès d’un proche), conduisant ainsi à des périodes d’inaction ou à des réactions en chaîne {événement}▶{action}▶{conséquence}. Des discussions peuvent aussi déclencher des actions concertées {dialogue▶◀dialogue}▶{action} ou être à la base de l’implication d’une équipe de soins, offrant ainsi du répit aux familles {négociation}▶{équipe de soins}▶{diminution du stress}.

La trajectoire se complète au fil des rencontres : il devient possible d’identifier l’entrée et la sortie de la trajectoire mais surtout, les transitions et les points de rupture. Pour certains aidants, l’intervention professionnelle ou l’arrivée d’un médicament correspond à une bifurcation majeure, alors que pour d’autres, ces mêmes événements ont moins d’importance, du moins dans l’immédiat. Une telle modélisation permet aussi d’explorer les durées, soit les délais avant le diagnostic, les périodes d’inaction ou le temps d’attente avant d’accéder aux ressources. Des schémas causaux peuvent émerger de ces tableaux, soit des suites d’événements similaires qui se retrouvent dans un nombre significatif d’entrevues, laissant ainsi entrevoir des régularités. C’est ici que l’on peut apprécier la présence ou non d’une standardisation ou d’une synchronisation dans les parcours. Une démarche comparative permet aussi d’analyser des effets d’ordre, notamment en documentant les différents modes de recours aux services. Une famille peut, par exemple, solliciter l’aide des groupes communautaires, puis des services publics et enfin faire appel aux ressources privées. Une autre famille, vivant dans des conditions semblables, pourra uniquement faire appel aux ressources publiques. Sachant que chaque réseau de soutien a sa propre logique de fonctionnement, est-ce que l’ordre dans son utilisation a des effets différents sur la trajectoire d’ensemble ? Enfin, l’accès à une trajectoire complète permet de rendre compte d’effets directs et à plus long terme. Un événement peut avoir un effet immédiat ou avoir une répercussion beaucoup plus tard dans la trajectoire.

Ce travail d’analyse sur les séquences d’événements reste toutefois largement descriptif et devra être approfondi en tenant compte du sens que les acteurs donnent aux événements. Il faut ici faire appel à des analyses de type qualitatif qui vont venir se greffer à la perspective des réseaux sociaux.

Premier regard sur les réseaux

Le narratif permet un premier regard sur les réseaux sociaux. Ici, le réseau de l’aidant émerge de l’histoire qu’il nous fournit (White, 2008). Ces réseaux sont particulièrement riches et incluent toutes les possibilités de relation. Peu de liens sont figés, les acteurs s’observent et cherchent des ancrages afin de diminuer l’incertitude. Certains événements sont de réelles pouponnières relationnelles, desquelles émergeront des liens stables donnant des formes aux réseaux. Mais pour l’instant les acteurs sont en pleine négociation : on y discute de la division des tâches, du recours à l’aide extérieure et du placement éventuel de la personne âgée. Plusieurs acteurs pourront ne pas se reconnaître dans ces échanges et décideront de prendre de la distance. Chaque événement peut ainsi conduire à une diversification ou à un appauvrissement du réseau, diminuant, dans ce dernier cas, les possibilités de chemins futurs.

Pour le chercheur, cette étape permet de mieux cerner les transitions et le sens que l’acteur donne à ses actions. Les changements dans la configuration du réseau peuvent être la conséquence d’une transition institutionnelle (le réseau se modifie lors du passage du domicile à l’institution de soins de longue durée) mais aussi un indice de transition plus subtile, de type identitaire. Il n’est pas exclu que l’expérience des soins transforme profondément l’aidant et ce changement identitaire sera perceptible autant dans ses actions, ses représentations que dans ses relations. On se retrouve ici au coeur de la dynamique des réseaux : les acteurs cherchant des appuis auprès d’autres acteurs pour les soutenir dans leur démarche, tout en créant un sentiment de sécurité. Ces interactions spontanées vont se conclure par l’engagement, le conflit ou la dissolution des liens.

C’est dans ce premier regard sur les réseaux que le chercheur pourra investiguer, au travers d’analyses qualitatives, l’autonomie des acteurs. Nous avons voulu explorer cette dimension à partir de la définition que donnent Emirbayer et Mische (1998). Pour ces auteurs, l’agency est un processus d’engagement social dans lequel l’individu en vient à s’appuyer sur son expérience passée, et aussi sur ce qu’il peut anticiper pour l’avenir, tout en considérant ses capacités pratiques d’action immédiate. Les dimensions temporelles soulevées par cette définition peuvent éventuellement être mieux explorées à partir d’une perspective de type trajectoire (Carpentier, 2011) qui comprend aussi bien une conception du réseau où l’individu est libre de ses choix (premier regard sur les réseaux) qu’une conception structurale (second regard sur les réseaux).

Second regard sur les réseaux

Le premier regard sur les réseaux est dépourvu de métrique, les acteurs sont dispersés sans qu’une structure soit identifiée. En se stabilisant, les liens forment une structure sociale, contraignante ou facilitante, qui pourra agir sur le comportement de l’individu. Il est ici possible d’analyser les propriétés structurales des réseaux. L’identification des acteurs et de leurs liaisons se fait à partir d’un générateur de noms. Cet instrument est composé d’une série de questions permettant d’identifier des personnes (alter) apportant différents types de soutien[1] au répondant (ego). Des sous-questions permettent de mieux cerner les alter individuellement ainsi que les relations entre elles. Un réseau primaire est établi ; ce réseau ne tient pas compte des amis des amis, par exemple. Des concepts propres à la théorie des réseaux peuvent être ainsi associés à des notions centrales de la sociologique : les familles tricotées serrées (densité relationnelle), l’accès aux ressources (pont), les relations sporadiques (lien faible), les liens chargés d’histoire et offrant du réconfort (polyvalence), les intérêts divergents entre fractions rivales (cliques) ou encore les positions de pouvoir (centralité). Dans une perspective structurale, à laquelle nous n’adhérons pas nécessairement, les caractéristiques des liens ou les régimes dans lesquels les liaisons se forment importent peu et l’analyse se base exclusivement sur la connectivité.

Les réseaux révèlent la complexité des relations. Le social n’est plus abordé au travers des catégories du statut civil (célibataire, marié, divorcé, etc.) mais plutôt par les liaisons que l’on retrouve au coeur même des réseaux informels. Ces réseaux sont généralement constitués de plusieurs types d’acteurs : des membres de la famille immédiate et étendue, des voisins, d’un médecin de famille ou d’un intervenant provenant d’un organisme communautaire. On peut ainsi jauger plus facilement de la réussite des pratiques de partenariat et des capacités d’arrimage entre les familles et les services publics. Révéler la dynamique des réseaux et ses formes structurelles donne une vue particulièrement riche de l’entrelacement des vies.

Représentations sociales

Il nous est apparu important de diversifier les angles d’analyse et d’utiliser un dernier outil afin de couvrir un plus large aspect des systèmes d’interprétation des acteurs. En fait, les narratifs sont d’une grande richesse et de nombreux thèmes sont abordés par l’acteur durant l’entrevue. Celui-ci peut commenter longuement un passage de sa trajectoire, aborder des sujets qui peuvent paraître hors propos, donner ses impressions sur les politiques gouvernementales ou fournir des explications sur ses agissements. Par ailleurs, les acteurs expriment souvent des idées qui ne sont pas sans contradiction ni ambivalence. La théorie des représentations sociales (Abric, 2003) offre une voie complémentaire pouvant tenir compte de la richesse des expressions et guide le chercheur dans une meilleure compréhension des actions ou des bifurcations que peuvent emprunter les acteurs au cours de leur trajectoire.

Nous appliquons une approche structurale des représentations sociales (ASRS) afin d’intégrer les différentes dimensions des systèmes d’argumentation déployés par l’acteur en situation (Carpentier, Ducharme, Kergoat et Bergman, 2008). Un cahier de codage a été développé à partir d’une révision systématique de la littérature sur les aidants. Il nous a ainsi été possible d’identifier 60 dimensions qui semblent avoir un pouvoir explicatif sur leurs comportements[2]. Les dimensions peuvent faire l’objet de classifications répondant aux questions de recherche qui émergent tout au long de l’étude. Notre classification initiale regroupe quatre dimensions : cognitive (déni face à la maladie, peur de l’inconnu), structurelle (services inaccessibles, règles d’établissement), culturelle (normes, valeurs, sentiment de responsabilité) et relationnelle (absence de confiance, reconnaissance). Une autre classification met l’accent sur les aspects temporels : le passé (histoire familiale), le futur (anticipation de conflit) ou le présent (développement de stratégies d’action) ; une autre classification révèle les aspects positifs (services accessibles) ou critiques (services non adaptés) formulés par les aidants.

En se basant sur la fréquence d’occurrence de ces dimensions, les analyses permettent d’identifier ce qui est partagé par l’ensemble des aidants (noyau), puis ce qui peut servir de base à la formation de sous-groupes (zone périphérique 1) ou encore ce qui singularise les trajectoires (zone périphérique 2 et 3). Cet outil permet de contextualiser, de cristalliser des états et de décrire succinctement des situations complexes. En disposant de nombreux temps d’entrevue, il devient possible d’observer le changement dans les représentations. Des analyses effectuées lors de l’entrée dans la trajectoire de soins placent la personne âgée au centre des représentations sociales des aidants. La force de la relation entre l’aidant et son proche est d’une telle intensité qu’elle limite le tissage de nouveaux liens avec l’extérieur. Nous pouvons ici identifier une des sources de la réticence des familles à utiliser les services.

L’autonomie dans la structure

L’intérêt porté au réseau est relativement récent et apparaît lié au glissement d’une vision hiérarchique des relations vers des formes basées sur des consensus obtenus entre partenaires se trouvant sur un pied d’égalité (du moins dans le discours). Cette représentation de la société s’adapte particulièrement bien à la problématique des aidants. Aucune obligation formelle ne pousse ces personnes à répondre à une quelconque forme d’autorité, leur travail étant basé sur un engagement moral. Les réseaux externes peuvent difficilement imposer leurs vues aux aidants qui préféreront s’éjecter d’une relation plutôt que de subir des directives contraires à leurs valeurs. C’est au travers des choix, de la négociation et de la capacité de faire et de donner confiance que le réseau de soutien de l’aidant prend forme.

Cette représentation en réseau permet aussi de rendre compte du besoin chez l’individu de se sentir, presque simultanément, libre et engagé. Libre d’abord, parce qu’il aura choisi ses relations et privilégié un mode de vie. Engagé ensuite, parce que le réseau donne un sens à ses actions tout en fournissant un sentiment d’appartenance. Cet engagement se fait au prix d’une perte d’autonomie, mais donne, en contrepartie, un cadre de soutien et d’opération qui permet d’agir en situation. Le travail interprétatif du chercheur consiste alors à dévoiler les intentions et motivations de l’acteur, mais aussi ses impuissances à agir dans des conditions gouvernées par les imprévus de la maladie, les règles organisationnelles ou les pressions du réseau. La contribution du chercheur sera alors de révéler des structures contraignantes sur lesquelles il est possible d’agir, mais aussi de décrire les stratégies de compensation des acteurs, les conditions d’apprentissage et les manoeuvres qu’ils déploient afin de pallier les contraintes du système. Documenter de telles actions est sûrement ce qui est le plus riche dans le travail du sociologue et ce qui est le plus pertinent pour l’intervention sociale.

Le programme de suivi des aidants

Ce programme de recherche a été mis sur pied afin d’apporter des réponses à des problèmes complexes auxquels les individus sont confrontés dans leur quotidien. Il cherche à rendre compte des façons dont les acteurs développent des stratégies afin de faire face aux situations de soins. Sur le plan sociohistorique, de nombreux phénomènes s’entrecroisent : le vieillissement des populations, les mouvements socio-humanistes mettant de l’avant les notions de dignité et de citoyenneté pour les personnes âgées, les avancées médicales sans précédent, la restructuration dans les services publics ou la privatisation des soins.

Bien qu’ayant un rôle central, les familles et les réseaux informels sont parmi les éléments les moins connus du dispositif des soins. Ce qui peut paraître étrange compte tenu des politiques de maintien des personnes âgées dans leur milieu de vie. La complexité des situations et le niveau d’émotion élevé que suscite ce type d’organisation des soins ont jusqu’ici découragé de nombreux chercheurs à s’engager dans l’analyse d’une telle problématique. Une vaste littérature s’est d’abord développée autour des conséquences de la prise en charge sur la santé des aidants, soit au travers des notions de fardeau de soins ou de détresse psychologique. Ce n’est que plus récemment que des chercheurs se sont intéressés aux trajectoires. De telles études ont révélé une variété de cheminements : certains marqués par l’isolement ou la faible utilisation de services alors que d’autres exposent des histoires dans lesquelles l’aidant réussit à mobiliser et coordonner un ensemble de ressources (provenant des voisins, du pharmacien, etc.). On y découvre aussi que les expériences de soins ne sont pas ressenties de la même façon. Une meilleure compréhension de ces phénomènes s’impose afin d’ajuster les interventions auprès des familles.

Une publication récente, utilisant la perspective des parcours de vie, nous permet d’identifier les modes d’entrée dans la trajectoire (Carpentier, Bernard, Grenier et Guberman, 2010). On y analyse, plus spécifiquement, la période débutant avec l’identification des premières manifestations de la maladie et se terminant par l’obtention d’un diagnostic de démence. Il est ainsi possible d’explorer la transition vers une identité d’aidant ainsi que l’émergence d’une organisation sociale tournée vers les soins à la personne âgée. Cinq types d’entrée sont identifiés, chacun de ceux-ci pourrait éventuellement être à la base de positions structurelles (le second axe de la sociologie de l’individuation), bien qu’ils doivent d’abord être validés en tenant compte des trajectoires entières. Le premier type d’entrée se structure autour des expériences passées. Un problème de santé est déjà présent chez la personne âgée et une organisation informelle a été mise en place. Les connexions avec les services sont déjà établies. Le second type est caractérisé par une entrée brusque. Les liens familiaux se sont relâchés et la personne âgée est relativement isolée. La famille prend connaissance des problèmes après un événement, quelquefois dramatique (un accident d’auto) ou d’autres fois par une simple visite à domicile qui met en évidence le problème de mémoire. Le troisième type d’entrée révèle l’effet des organisations, notamment des pratiques de recrutement pour des essais cliniques en pharmacologie. Un vaste réseau de médecins de famille recommande promptement une clinique spécialisée aux personnes âgées exprimant des problèmes de mémoire. Pour ces trois premiers types, les délais avant le diagnostic sont relativement courts alors que pour les types quatre et cinq, qui représentent la majorité des familles, les délais sont plus longs.

Le quatrième type est caractérisé par une négociation douce. Les premières manifestations de la maladie sont observées par les membres du réseau. Ceux-ci engagent des discussions avec des personnes ayant vécu une situation similaire : il faut se renseigner, idéalement pour ne pas répéter les erreurs des autres et surtout, se préparer à prendre d’importantes décisions. Cette consultation permet de dédramatiser, ajuster les attentes et de relativiser. Enfin, le dernier type est jugé comme une négociation difficile. L’émergence d’une organisation sociale se heurte à plusieurs difficultés, créant ainsi une plus grande incertitude. Les contextes familiaux peuvent être conflictuels ou déjà aux prises avec d’autres difficultés de vie majeures. Plusieurs membres du réseau ne reconnaissent pas la présence de la maladie. Des rivalités peuvent aussi exister et venir créer des tensions relationnelles qui vont freiner toute tentative de coordination dans le réseau. Certains individus peuvent aussi vivre avec un énorme stress ce passage inattendu, dans leur parcours de vie, vers le rôle d’aidant.

Ces diverses entrées dans la trajectoire soulèvent la question de la double continuité. D’une part, est-ce que le type d’entrée peut être associé à un parcours de vie spécifique et, d’autre part, présage-t-il de la suite de la trajectoire ? Les analyses devront se poursuivre afin d’apporter des réponses à ces questions, mais on y voit déjà un enjeu important, notamment pour les pratiques organisationnelles (type 3). Les pratiques de recrutement peuvent projeter de façon précoce les familles dans une trajectoire de soins et créer prématurément un insoutenable sentiment d’impuissance. On ne peut exclure que des pratiques organisationnelles comme celles observées dans le type 3, axé sur la médication et négligeant le soutien psychosocial, contribuent à la formation de représentations sociales peu favorables aux services.

Dans une autre publication, nous analysons quatre trajectoires dans lesquelles les aidants ont réussi à créer et maintenir des liens avec des intervenants (Carpentier et Grenier, 2012). Nous avons voulu documenter comment les individus activent des soutiens et négocient des ruptures biographiques. Ce sous-échantillon est composé de deux hommes et de deux femmes venant de milieux sociaux très variés, mais ces aidants ont tous un point en commun : ils ont réussi à se connecter avec les services extérieurs à la famille. Le concept de fragments narratifs a été développé afin d’analyser les trajectoires. Il s’agit d’unités d’analyse constituées de plusieurs événements dans lesquelles sont considérées simultanément les interactions sociales ainsi que des notions telles que la confiance, l’autonomisation ou la reconnaissance sociale. Des schémas relient les fragments narratifs les uns aux autres dans le cadre d’une causalité heuristique (Bernard, 1993). Nous reconnaissons ainsi que les données seront toujours partielles et subjectives, pouvant difficilement répondre aux conditions rigoureuses d’une approche causale propres à d’autres disciplines scientifiques. Il fait plutôt concevoir l’analyse du social à partir d’une logique propre à un réseau de causalité partiel, soit à un amalgame de conditions dont les effets et les causes ne sont pas toujours identifiables et qui sont soumises à des phénomènes émergents et relativement imprévisibles.

Cette étude révèle que les aidants doivent effectuer un travail constant afin de créer et de maintenir des liens avec les services, souvent en agissant à tous les niveaux (micro, méso et macrosocial). Cela signifie de changer de quartier pour se rapprocher des services, d’activer des liens afin de trouver de l’information permettant d’accéder à des ressources, puis de faire preuve d’ouverture et d’adaptation pour chaque nouvelle rencontre. Les acteurs font preuve de combativité, d’autant plus que plusieurs de leurs actions visant le mieux-être de leur proche créent souvent des effets inattendus. En changeant de quartier afin de se rapprocher des services, par exemple, on se déconnecte du voisinage et l’on perd des appuis importants. Une prochaine étape serait de comparer ces trajectoires avec celles dans lesquelles les aidants sont passablement isolés. Une telle démarche permettra éventuellement de mieux saisir les effets propres aux capacités actancielles des acteurs avec les effets de structures.

Documenter les trois questions initiales

La perspective des parcours de vie, revisitée à travers la sociologie de l’individuation, permet de fournir des éléments de réponse aux trois questions qui ont été soulevées dans l’introduction. D’abord, est-ce que les trajectoires de soins sont déjà toutes tracées et peuvent-elles être prédites à partir de quelques repères initiaux ? Il ne sera jamais possible d’apporter une réponse définitive à une telle question, mais l’inconsistance des modèles macroscopiques — soit leur faible capacité de prédiction — ne plaide évidemment pas en faveur de cette possibilité. Nos analyses révèlent des trajectoires de soins complexes et souvent inattendues, animées par des dynamiques relationnelles et par une relative autonomie chez l’acteur. Par ailleurs, l’idée d’une trajectoire toute tracée créerait d’évidentes tensions chez les planificateurs : pourquoi intervenir si des événements passés créent des destins irréversibles ? Les données dont nous disposons confirment que des interventions peuvent avoir des effets significatifs sur des cheminements problématiques. Ce qui reste toutefois à documenter, c’est l’ampleur des investissements qui devront être fournis afin d’obtenir des succès à grande échelle, et sur des périodes relativement longues. Une certitude toutefois, c’est que l’intervention doit s’inscrire dans une compréhension des réseaux informels et non pas dans la simple dyade intervenant-client.

De plus, notre approche de type parcours de vie permet de documenter l’autre médecine, non pas celle des interventions aiguës ou de la performance, mais plutôt celle de l’accompagnement et de la négociation entre partenaires. Des écrits récents portant sur les démences dressent les grandes lignes de plans d’action s’inspirant des pratiques de pointe en médecine. On parle notamment de prévention, d’identification précoce de la démence, d’interventions systématiques et d’investissements dans la recherche fondamentale et pharmacologique. Il n’est toutefois pas évident de calquer les bonnes pratiques issues d’autres types de maladie sur des personnes âgées aux prises avec des maladies de type chronique (souvent aux prises avec l’exclusion sociale, de multiples diagnostics ou victimes d’âgisme). Les programmes d’intervention devront tenir compte de ces réalités qui soulèvent de nombreuses questions morales et éthiques. Par exemple, il se peut que des pratiques de prévention éveillent davantage d’inquiétude chez la personne âgée que de réels effets sur sa santé à long terme. Il faut aussi s’assurer que les interventions ne prennent pas les allures d’une intrusion, principalement pour les familles qui veulent vivre une fin de vie qui reflète leurs propres valeurs et non pas celles des milieux institutionnels. Nombreuses sont les familles qui redoutent de se voir orienter vers des trajectoires hors de leur contrôle.

Sommes-nous en présence d’un nombre relativement limité de trajectoires de soins, fortement institutionnalisées, ou, au contraire, faisons-nous face à une pluralité déstandardisée de trajectoires ? Ce type de question alimente depuis longtemps les débats académiques et notre étude pourrait apporter quelques éléments de réponse. Certaines trajectoires sont relativement prévisibles, notamment pour les mieux nantis et les personnes ayant des contacts privilégiés avec les services. Une individualisation des parcours nous paraît aussi indéniable, du moins dans certaines conditions et pour certaines populations. La multiplication des formules d’assistance — issues des ressources informelles, privées, publiques et communautaires — ouvre un faisceau de possibilités. Ces réalités doivent toutefois être davantage explorées afin de répondre à la question suivante : dans quelle mesure sommes-nous face à une illusion de liberté alors que les effets de structures feraient converger vers un nombre relativement restreint de trajectoires ? C’est en se dirigeant vers des niveaux d’action plus agrégés qu’il sera possible de répondre à cette question.

Si l’analyse par cohorte, développée dans les années 1960, a été une percée méthodologique majeure pour la perspective des parcours de vie, l’orientation que nous privilégions devrait s’accompagner d’innovations tout aussi importantes. Nous avons proposé une diversification des techniques dans le cadre de méthodes mixtes d’enquête afin d’analyser en profondeur les trajectoires. Dans ce contexte, le défi est maintenant de passer de l’analyse d’un petit nombre de trajectoires à une démarche permettant de combiner les histoires de vie. C’est un souci que nous avons eu en développant nos outils d’analyse. En fait, un traitement informatique peut être facilité par l’utilisation de différents lexiques (événements, représentations sociales) ainsi que par la quantification des formes en réseau. On peut alors faire appel à des logiciels tels que RéseauLu© qui permettent de traiter des données textuelles, relationnelles et temporelles pour un grand nombre d’entrevues et ainsi offrir un soutien adéquat pour effectuer une démarche interprétative (Mogoutov et Vichnevskaia, 2006). Le développement d’une telle démarche reste encore embryonnaire. C’est toujours avec prudence que les trajectoires peuvent faire l’objet de regroupements : assembler des vies est une tâche d’une grande complexité. Il serait toutefois intéressant de chercher des régularités au travers d’histoires qui peuvent d’abord paraître hétérogènes ; la planification des interventions dépend de la disponibilité de telles données. Notre programme de recherche fait donc appel à une réorientation des méthodes de recherche.

Les trajectoires peuvent-elles se décliner à partir de catégories de classes ou de genres ou s’organisent-elles dorénavant autour de nouveaux paramètres ? L’entrée dans la seconde modernité permet aux individus, et ce, plus que jamais, de s’engager dans de nombreux cercles sociaux (Simmel, 1950). Les notions de rôle, de nationalité, d’ethnie, de classe (largement héritées du xixe siècle) deviennent alors moins adéquates pour rendre compte des dynamiques sociales. Il faut renouveler l’attirail du sociologue. Il n’est toutefois pas possible de parler de nouveaux paramètres. Ce que nous avons documenté dans cet article fait partie depuis longtemps de l’attirail du chercheur en sciences sociales. Ce que nous proposons toutefois est une tentative de combiner plusieurs traditions afin d’avoir un portrait plus juste des parcours de vie (ou des trajectoires de soins qui représentent des temps courts à l’intérieur des parcours). Le social est ici exploré à travers une combinaison de paramètres qui prend tantôt un caractère objectif (séquence d’événements, réseau formel), tantôt subjectif (réseau en formation et représentations sociales). La dimension subjective est trop importante, pour ne pas dire essentielle, pour ne pas être incluse dans une démarche de recherche : le sens que l’acteur donne à ses actions constitue le coeur de l’analyse sociologique (Luhmann, 1995).

Au début des années 1990, Pescosolido (1992) démontre le potentiel d’une démarche impliquant les outils que nous avons introduits en comparant deux questions de recherche. La première illustre l’approche dominante, centrée sur la variable : who is most likely to use a physician, hospital, or clinic ? And under what conditions are they likely to do so ? Une question formulée dans le cadre d’une perspective sociale ouvrirait une tout autre perspective : is there, in fact, a discernable set of patterns, combinations of options, or strategies that individuals use during an illness episode ? And, if so, are these patterns socially organized ? Nous passons clairement d’une approche de type santé publique à une approche sociologique centrée sur l’acteur en situation. C’est en se détournant du modèle prédictif qu’on se retrouve dans une réelle logique des parcours de vie. L’attention du chercheur se tourne alors vers un acteur stratégique qui mobilise les bonnes personnes au bon moment, juste le temps nécessaire pour faire face à une épreuve ou pour s’engager dans un nouveau projet (Boltanski et Chiapello, 2011). Si les sociologues ont généralement été tentés de faire de la science à partir de régularités, ici le tournant est majeur : il faut chercher des régularités à travers la contingence et l’imprévisible (Grossetti, 2006) et reconnaître que le monde peut se faire et se défaire continuellement.

La démarche critique du sociologue

De notre point de vue, une démarche critique doit s’arrimer solidement à la réalité sociale et se distancer d’une critique issue exclusivement des savoirs experts, aux allures surplombantes. Les acteurs faibles doivent inspirer les critiques et aussi s’y reconnaître (Payet et Laforgue, 2008). Notre programme de recherche s’ancre dans l’expérience des réseaux informels, ceux-là mêmes qui ont la charge directe des soins. Nous voulons d’abord fournir aux aidants un cadre permettant de mieux comprendre leur expérience en espérant leur apporter un soulagement, peut-être atténuer leur souffrance, et aussi leur donner une voix. Cela implique de les suivre dans le temps, de décrire des situations concrètes auxquelles ils sont confrontés et de tenir compte de la complexité de leurs revendications. Il nous paraît ainsi important de ne pas limiter la critique à quelques brides de processus complexes, tels des moments de crise (certes nombreux et importants), mais, au contraire, d’amplifier les moments positifs comme le sentiment d’enrichissement personnel lorsque l’épreuve est surmontée avec succès. Les trajectoires sont complexes, faites de crises ainsi que de moments remplis d’espoir. Nous espérons que l’emploi de la notion de trajectoires pourra fournir des arguments critiques basés sur la reconnaissance et le respect des acteurs impliqués dans les soins.

Ce travail critique doit aussi se révéler utile et applicable. Nos efforts des dernières années ont été portés sur le thème de l’arrimage entre services publics et les réseaux informels. Il s’agit de ne pas uniquement appuyer les revendications portant sur l’augmentation des ressources, mais de veiller à favoriser l’établissement d’un lien entre deux types de réseau qui n’ont pas toujours les mêmes logiques de fonctionnement (Godbout, 2000). Nos données peuvent alimenter les débats sur les modes de gouvernance, notamment en regard du courant soutenant qu’une planification dans les modes d’organisation est possible et viable et qu’elle aurait un effet bénéfique pour les familles et les personnes âgées aux prises avec des problèmes de santé chronique. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : les planificateurs pensent qu’en agissant sur les structures dont ils sont responsables (établissements) ou sur les groupes communautaires, ils pourront agir sur le bien-être du citoyen, sur la trajectoire de soins (cette trajectoire qui nous paraît si difficile à cerner !). Des questions se posent alors : est-ce que les règles et les lois pilotées par le haut rejoignent effectivement les familles en contribuant à leur bien-être ? Quel est le réel pouvoir des planificateurs sur les trajectoires ? La perspective des parcours de vie que nous proposons pourrait contribuer à ces réflexions, et ce, à partir des expériences des familles et des solutions qu’elles ont elles-mêmes développées dans leur pratique. Il faut que ce soit les services qui s’adaptent aux familles et non pas le contraire.

Conclusion

Nous proposons dans cet article que la perspective des parcours de vie gagnerait à effectuer des ajustements afin d’être plus fidèle aux principes sur lesquels elle prétend s’appuyer. Trois améliorations nous semblent essentielles. D’abord, s’ancrer davantage sur le plan théorique afin de permettre une plus grande cohérence d’ensemble ; c’est ce que nous avons fait à l’aide des travaux de Martuccelli. Ensuite, utiliser une approche méthodologique mixte permettant d’explorer davantage les principes relatifs à la temporalité, aux effets de structure, à l’interrelation dans les vies et aux capacités actancielles des acteurs. Enfin, nous croyons bénéfique que la perspective des parcours de vie développe davantage une orientation centrée sur l’acteur confronté à des situations de crise qui peuvent perdurer dans le temps. Nous avons illustré une telle démarche en présentant un programme de recherche portant sur des trajectoires de soins. C’est dans le cadre d’une telle démarche que le sociologue pourrait davantage développer une critique des systèmes en place.

Nous nous sommes dotés d’une série d’outils afin d’obtenir un regard croisé sur un phénomène d’une grande complexité. Cette approche s’avère pertinente dans des situations où il n’est pas possible d’apporter des réponses faciles et définitives. Les problématiques associées au domaine de la santé impliquent de nombreux acteurs ayant chacun leur propre compréhension des enjeux, des causes et des solutions à apporter à un problème. En ce sens, les trajectoires apparaissent comme un formidable soutien à l’analyse. Toutefois, le social ne peut en rien se résumer à l’étude des structures ni des représentations que se font les acteurs du monde qui les entoure, et encore moins selon les récits qu’ils nous fournissent et qui dépeignent leurs actions. C’est pourtant la combinaison d’indices provenant de ces angles d’analyse qui pourrait guider les réflexions et conduire à une meilleure planification des services et des politiques publics.