Article original
L’Empan de lecture comme épreuve mesurant la capacité de mémoire de travail : normes basées sur une population francophone de 775 adultes jeunes et âgésThe Reading Span as a measure of working memory capacity: Norms based on a French speaking population of 775 younger and older adults

https://doi.org/10.1016/j.erap.2006.12.004Get rights and content

Résumé

Le présent article décrit le développement, l’administration, la cotation et l’étalonnage d’une épreuve d’Empan de lecture indexant la composante d’attention contrôlée de la mémoire de travail. Ce test a été normé sur une population francophone de 775 adultes jeunes et âgés. La tâche présente une fidélité, une validité et une sensibilité satisfaisantes. Ainsi, cette épreuve d’Empan de lecture s’avère être un outil d’évaluation fiable de la capacité de mémoire de travail. Des normes ont été établies en tenant compte de l’âge, du genre et du niveau socioculturel des individus.

Abstract

The present article describes the development, administration, scoring procedure and sampling of a Reading Span Task assessing the controlled attention component of working memory. This task was standardized on a French speaking population of 775 young and older adults. The task holds satisfactory reliability, validity and sensibility and thus appears to be a reliable tool to measure working memory capacity. The norms were established as a function of participants’ age, gender and socio-cultural level.

Introduction

Le concept de mémoire de travail, introduit par Baddeley et Hitch en 1974, est communément défini comme un système ou un ensemble de processus qui a pour fonction de traiter et de maintenir temporairement de l’information pendant la réalisation de tâches cognitives diverses (Baddeley et Hitch, 1974, Baddeley et Hitch, 1994). Même si différents modèles de mémoire de travail ont été développés (Miyake et Shah, 1999), nombre d’entre eux s’accordent, d’une part, sur le fait que la mémoire de travail est de capacité limitée et, d’autre part, que son contenu correspond à l’ensemble des représentations qui sont maintenues temporairement accessibles, disponibles ou actives, au cours du traitement requis par la réalisation d’activités cognitives complexes, telles que le raisonnement (Engle et al., 1999 ; Kane et al., 2004), la résolution de problèmes (Baddeley et al., 1986 ; Hambrick et al., 2005), aussi bien que des situations d’activités cognitives complexes de la vie quotidienne, telles que la compréhension de textes (Daneman et Carpenter, 1980 ; Daneman et Tardif, 1987) ou des situations d’interactions sociales (Richeson et Shelton, 2003).

Il existe deux grandes perspectives théoriques de la mémoire de travail (de Ribaupierre, 1995, de Ribaupierre, 2000). Pour certains auteurs, dont Baddeley dans ses travaux initiaux (Baddeley et Hitch, 1974), la mémoire de travail constitue un système avec ses processus propres. Pour d’autres auteurs, dont Engle ou Cowan, la mémoire de travail correspond simplement à un sous-ensemble de représentations activées de la mémoire à long terme. Cowan, 1988, Cowan, 1995 ou Engle et al. (1999) conçoivent la mémoire de travail comme un ensemble de processus responsables du maintien actif de l’information lors d’un traitement en cours, et surtout en présence d’éléments qui créent une interférence et nécessitent l’intervention de processus attentionnels. Le maintien actif de l’information résulte de processus convergents, plus particulièrement, d’un stockage spécifique à un domaine (ensemble de traces mnésiques à long terme activées au-dessus d’un certain seuil), de processus de répétition (par exemple répétition subvocale), et d’un contrôle attentionnel de nature générale permettant de maintenir les traces mnésiques dans un état élevé d’activation en regard d’informations interférentes. Selon cette perspective, le terme de capacité de mémoire de travail, mesurée à l’aide de tâches dédiées, reflèterait plus spécifiquement l’efficacité de la composante attentionnelle (Unsworth et al., 2005). Autrement dit, la capacité de la mémoire de travail ne concernerait pas le stockage ou la mémoire en soi, mais la capacité à contrôler et maintenir l’attention. Si l’on considère le modèle tripartite de mémoire de travail proposé par Baddeley et Hitch, 1974, Baddeley et Hitch, 1994), la composante d’attention contrôlée d’Engle et al. (1999) peut alors être rapprochée des fonctions attribuées à l’administrateur central (Baddeley, 1996), composante du modèle responsable de la gestion des ressources attentionnelles. Baddeley tente de concilier une mémoire de travail classique de type structuraliste et un système attentionnel inspiré du « Supervisory Attentional System » proposé par Norman et Shallice (1984), d’où le caractère hétérogène de son modèle tripartite. On pourrait également relever que récemment, Baddeley (2000) a complété l’architecture tripartite de son modèle en ajoutant un « buffer épisodique ». Il s’agit d’un système de stockage à capacité limitée capable de manipuler des informations de nature multidimensionnelle, jouant un rôle d’interface entre les systèmes esclaves (boucle phonologique et calepin visuospatial) et la mémoire à long terme. Ainsi, que la perspective soit majoritairement structurelle (Baddeley) ou fonctionnelle (Cowan, Engle), la notion d’attention contrôlée est centrale dans la définition de la mémoire de travail (Miyake et Shah, 1999), soulignant ainsi que ce construit ne concerne pas tant la mémoire en soi mais le contrôle, la régulation de nos actions cognitives.

La capacité de mémoire de travail — ou plus exactement la capacité d’attention contrôlée — serait en outre une source importante de différences interindividuelles dans le fonctionnement cognitif, tant du point de vue de populations homogènes que de populations d’âges différents ou présentant divers états psychopathologiques. Ainsi, de nombreuses études ont montré que chez le jeune adulte, les différences dans la capacité de mémoire de travail sont à l’origine de performances différentielles dans des tâches de mémoire épisodique (Conway et Engle, 1994) ou d’attention sélective (Conway et al., 1999 ; Kane et Engle, 2003). Par ailleurs, les résultats d’études développementales s’accordent sur le fait que la capacité de mémoire de travail augmente durant l’enfance (e.g., Case, 1995 ; Pascual-Leone et Ijaz, 1989), atteint un plafond durant le jeune âge adulte, et enfin diminue au cours du vieillissement (de Ribaupierre, 2001 ; Jenkins et al., 1999 ; Salthouse, 1990). Enfin, la capacité de mémoire de travail semble être altérée par une grande variété d’états psychopathologiques, tels que la dépression (Arnett et al., 1999), la schizophrénie (Braver et al., 1999) ou l’abus de substances (Finn, 2002). En neuropsychologie, une diminution de la capacité de mémoire de travail peut être observée isolément dans des contextes de lésions focales (Müller et Knight, 2006 ; Müller et al., 2002) ou faire partie d’une constellation d’autres déficits, notamment dans les maladies neurodégénératives. Plusieurs auteurs suggèrent même que la diminution de la capacité de mémoire de travail pourrait être un marqueur précoce de la maladie d’Alzheimer (Rosen et al., 2002 ; Slosman et al., 2001), tout comme elle serait parfois associée au trouble cognitif léger, ou « Mild Cognitive Impairment » (Missonnier et al., 2003 ; Yetkin et al., 2006). Cet ensemble de résultats suggère ainsi que la mémoire de travail occupe une place centrale dans la compréhension du fonctionnement cognitif tant normal que pathologique, et souligne l’importance de son évaluation à la fois dans la recherche en psychologie cognitive, développementale ou différentielle, et dans l’examen neuropsychologique clinique.

Toutefois selon Conway et al. (2005), le passage du construit de mémoire de travail de la psychologie cognitive vers d’autres disciplines semble avoir amené à une prolifération de tâches dites de mémoire de travail qui ne respectent plus ou pas totalement la nécessité de recourir à la fois à un stockage et à un traitement de l’information, tout en empêchant l’application de stratégies. À l’inverse, les épreuves d’Empan complexe semblent tout à fait adéquates pour indexer la capacité de mémoire de travail, car elles alternent la présentation de cibles à mémoriser (des mots ou des chiffres), avec la présentation d’une seconde tâche impliquant un traitement cognitif (par exemple : la compréhension d’énoncés ou la vérification d’équations). Ces tâches d’Empan complexe forcent donc le stockage de l’information en présence d’un traitement, engageant ainsi les processus d’attention contrôlée (ou la capacité de l’administrateur central selon Baddeley). Afin de limiter au mieux l’application de stratégies, il est également important de s’assurer que le traitement exigé par la tâche secondaire soit effectif, ce qui n’est pas le cas de toutes les épreuves d’Empan complexe (e.g., Daneman et Carpenter, 1980 ; Daneman et Tardif, 1987 ; Hupet et al., 1997). De plus, il est essentiel de réduire l’utilisation de stratégies favorisant le stockage de l’information, telles que la stratégie de regroupement d’éléments à retenir (« chunks »). Dans ce dernier cas, le nombre d’éléments restitués ne correspond pas nécessairement à la capacité intrinsèque de la mémoire de travail, car on ne connaît pas la taille des regroupements. Par exemple, une réponse 1-4-5-3-9-2 peut correspondre à deux groupes d’éléments, 145 et 392, plutôt qu’à six éléments individuels. Dans cette perspective, des épreuves telles que l’empan de chiffres semblent être relativement inappropriées puisqu’elles permettent au sujet de recourir à des stratégies de regroupement pour leur résolution (Kail et Hall, 2001). Le problème des stratégies se pose également pour des tâches recourant à une présentation ascendante de la complexité des items (deux éléments à rappeler, puis 3, puis 4…). En effet, cette procédure permet de développer des stratégies par connaissance préalable du nombre d’éléments à mémoriser (de Ribaupierre et al., 1989 ; Friedman et Miyake, 2005). Enfin, il est important de relever qu’une transformation mentale sur le matériel à mémoriser n’est pas toujours suffisante pour considérer une tâche de mémoire à court terme comme une tâche de mémoire de travail (de Ribaupierre, 2000 ; Hutton et Towse, 2001). À ce propos, Engle et al. (1999) ont montré qu’une tâche d’empan de mots à l’envers se regroupe lors d’une analyse factorielle avec des épreuves de mémoire à court terme, mais non avec d’autres tests de mémoire de travail. Par conséquent, une tâche, telle que l’empan de chiffre à l’envers, ne constitue pas une épreuve qui mesure la mémoire de travail de manière satisfaisante, au moins chez l’adulte.

Au vu de l’ensemble de ces éléments, il s’avère que les tâches d’Empan complexe soient les plus adéquates pour mesurer la capacité de la mémoire de travail (Conway et al., 2005). Toutefois, il existe très peu d’épreuves de ce type normées en français. Le présent article se propose ainsi de remédier à cette actuelle lacune et de fournir, au chercheur comme au clinicien, des normes relatives à une épreuve d’Empan de lecture (ou Reading Span, Daneman et Carpenter, 1980) en français1.

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Méthode

La tâche d’Empan de lecture présentée ici a été développée par de Ribaupierre et collaborateurs (de Ribaupierre et Bailleux, 1995 ; de Ribaupierre et Ludwig, 2000, de Ribaupierre et Ludwig, 2003). Il s’agit d’une adaptation francophone de la tâche du Reading Span proposée, en langue anglaise, par Daneman et Carpenter (1980) à la suite des travaux de Case (e.g., Case et al., 1982). Dans cette épreuve, il s’agit à la fois de traiter des séries de phrases tout en mémorisant temporairement le

Fidélité, validité et sensibilité des mesures

La fidélité de la tâche d’Empan de lecture a été estimée, pour le nombre de mots correctement rappelés et pour la proportion d’items réussis, au moyen de corrélations effectuées entre les scores obtenus aux premières et secondes parties de l’épreuve, selon la méthode en partage apparié. La séparation des items en deux séries a été réalisée de manière à ce que les deux séries soient identiques quant à la complexité de leurs items (même répartition des classes de difficulté × nombre de syllabes

Conclusion

Le fait que la capacité de mémoire de travail influence les performances cognitives complexes, telles que le raisonnement ou la compréhension, de même qu’elle soit sensible à de nombreuses pathologies, telles que la dépression ou la démence, rend son évaluation indispensable aussi bien pour le chercheur que pour le clinicien. Plusieurs auteurs (Engle, 2002 ; Conway et al., 2005) ont insisté sur le fait que les tâches d’Empan complexe offrent probablement la meilleure mesure de la capacité en

Remerciements

Les auteurs remercient vivement les personnes suivantes pour leur contribution au recueil des données : Nathalie Aguilar-Louche, Laurent Auclair, Thierry Atzeni, Christine Bailleux, Frédérique Bozon, Virginie Debeauvais, Delphine Fagot, Céline Jouffray, Thierry Lecerf, Joëlle Leutwyler, Laurence Poget-Moreno, Florence Vallée.

Les données rapportées dans le présent article ont été collectées au cours de plusieurs projets de recherche, tous soutenus par le Fond national suisse de la recherche

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